La Zone d’Activité Logistique (ZAL) « Bahía de Algéciras », ou les destins mêlés d’un Port et de son hinterland

Antoine J'ai testé Leave a Comment

A la pointe Sud de la péninsule ibérique, à quelques kilomètres du détroit de Gibraltar, s’étendent les 300 hectares de la ZAL « Bahía de Algéciras ». Le gouvernement d’Andalousie, principal actionnaire de la zone, a confié à la société « Red Logística de Andalousia » (« Réseau Logistique d’Andalousie ») le développement, la commercialisation et la gestion de la ZAL.

 

Figure 1 : Vue sur le Port d’Algéciras et la ZAL (Secteur « San Roque ») (source : http://redlogisticadeandalucia.es/areas-logisticas/bahia-de-algeciras/)

 

Les atouts d’une zone logistique multimodale de premier plan

La ZAL présente tous les atouts pour être un pôle logistique majeur à l’échelle européenne voire mondiale :

  • Elle se situe à l’embouchure de 2 axes autoroutiers structurants, l’un desservant la capitale andalouse (Séville) et l’autre longeant le corridor méditerranéen pour desservir Valence, Barcelone et relier le Sud de la France.
  • Sa connexion ferroviaire la relie à Madrid au Nord et au corridor méditerranéen vers l’Est, suivant deux axes prioritaires du réseau transeuropéen de transport (RTE-T).
  • Les aéroports de Gibraltar, Jerez et Málaga sont à moins de 1h30 de trajet par la route.

 

Mais surtout, la ZAL se situe à l’entrée du Port d’Algéciras, premier port d’Espagne en termes de volume de trafic généré [1] et principale porte d’entrée du Nord de l’Europe pour le trafic de conteneurs (5M d’EVP / an1) avec l’Amérique du Sud (fruits, viandes, poissons…) et l’Asie (trafic « sec », dont textile).

 

Figure 2: Accessibilité des 4 secteurs (A – B – C1 – C2) de la ZAL d’Algéciras (Source : « Red Logística de Andalucia » – https://www.vialibre-ffe.com/pdf/4525_10ignacioalvarezossorioeppa.pdf )

 

Un potentiel qui tarde, pour l’instant, à se concrétiser

Seulement voilà, malgré ces indéniables atouts et les ambitions de développement de la ZAL affichées par le gouvernement andalou depuis plus d’une dizaine d’années (voir par exemple cet article [2] datant de début 2009), seuls quelques dizaines d’hectares de la ZAL sont réellement exploités aujourd’hui, et essentiellement pour des activités tertiaires ou de services.

Le secteur San Roque (120 ha – secteur « B » sur la figure précédente), secteur clé destiné à concentrer les activités logistiques et multimodales de la ZAL car disposant notamment de l’embranchement ferré la reliant au Port et au reste du réseau, n’accueille aujourd’hui qu’un entrepôt d’une entreprise de métallurgie et le terminal ferroviaire de l’ADIF (établissement public national en charge de la gestion et de l’entretien du réseau ferré). Ce terminal, exploité par quelques opérateurs (Multirail, GSV…), ne traite en outre qu’un total de 10 000 à 12 000 UTI par an [3]. A titre de comparaison le « TMZ » (Terminal Maritime de Saragosse), nœud ferroviaire stratégique de l’hinterland du Port de Barcelone par lequel transite 40% [4] moins d’EVP que le Port d’Algésiras, traite presque 20 fois plus de volumes [5].

Plusieurs raisons expliquent les difficultés rencontrées par la ZAL pour accélérer son développement. La principale d’entre elles est que le port d’Algéciras assure d’abord une fonction de transbordement : plus de 90%1 des conteneurs qui y arrivent repartent de celui-ci, sans transiter par son hinterland. L’activité d’import-export est de son côté plutôt dominée au niveau national par les ports de Valence et Barcelone. Ceux-ci disposent en effet d’une meilleure connectivité qu’Algéciras vis-à-vis des principaux pôles économiques et industriels du pays, à commencer par Madrid.

 

En l’état, n’y-a-t-il pas des débouchés envisageables qui permettraient une densification des activités sur la ZAL ?

La ZAL pourrait servir d’appui au Port pour son activité de transbordement pour le stockage déporté de conteneurs vides par exemple, ce qui permettrait au Port de libérer et d’exploiter les surfaces associées. Toutefois, cette activité servirait-elle à accélérer le développement de la ZAL et exploiter significativement les surfaces disponibles ? Sans doute pas.

Le développement de la ZAL pourrait, par ailleurs, reposer sur un marché logistique local. Toutefois, du fait de sa dimension, le modèle de commercialisation de la ZAL semble difficilement compatible avec les besoins d’opérateurs locaux, les parcelles proposées ayant une taille minimale de 40 voire 60 000 m², tandis que les demandes portent sur des surfaces sensiblement inférieures [6].

La ZAL n’aurait-elle pas un rôle à jouer pour les trafics de fruits et légumes qui « remontent » depuis le Maroc ou les serres andalouses vers le reste de l’Europe ? les circuits logistiques semblent déjà trop installés pour que la ZAL puisse s’y insérer. Depuis le Maroc, le mode routier reste trop concurrentiel par rapport au maritime et au train. Quant aux serres andalouses, celles-ci sont concentrées plutôt autour d’Alméria et Murcia, localités déjà trop à l’« intérieur » de la péninsule pour justifier d’une rupture de charge à Algéciras.

 

Figure 3: Vue du terminal ferroviaire de la ZAL – état actuel (photo @Interface Transport)

 

La crise sanitaire, comme accélérateur du développement du Port et de « sa » ZAL

Le développement de la ZAL est-il donc condamné à ce statu quo ? Plusieurs indices, apparus pendant la pandémie, laissent présager que non. La crise sanitaire a en effet ouvert de nouvelles opportunités pour le Port d’Algéciras, et il aura besoin de la ZAL pour les exploiter.

 

Les armateurs, nouveaux acteurs de la logistique « terrestre »

Avec des bénéfices multipliés par 20 [7] en 2021, les armateurs font indéniablement partie des bénéficiaires majeurs de la crise sanitaire. Le géant danois Maerks a par exemple annoncé 15 milliards d’€ de bénéfices nets en 2021 [8]. Simultanément, et paradoxalement, la crise a aussi révélé la

fragilité des chaînes mondialisées, et donc la nécessité de consolider les chaînes logistiques « de proximité » pour renforcer la résilience des circuits d’approvisionnements.

Les armateurs ont d’ores et déjà saisi cette opportunité et commencé à injecter les bénéfices réalisés pendant la crise pour structurer leurs filiales et offres logistiques « terrestres ». En témoignent les rachats récents réalisés par CMA-CGM (rachat du groupe logistique suisse CEVA en 2019 [9], ou de Colis Privé, encore plus récemment [10]) ou par Maersk (rachat fin 2021 du géant logistique chinois LF Logistics (223 entrepôts)6).

Pour réussir ce nouvel axe de développement, les armateurs devront investir l’hinterland des Ports où ils opèrent, et ce afin de garantir la continuité entre les circuits maritimes qu’ils maîtrisent déjà avec ces nouveaux circuits « terrestres » qu’ils souhaitent maîtriser. Maerks, par exemple, a récemment engagé la construction d’un nouvel entrepôt de 10 000m² sur la ZAL du Port de Barcelone [11].

La ZAL peut indéniablement jouer un rôle pour attirer et accompagner les armateurs du Port d’Algéciras dans l’atteinte de leurs nouvelles ambitions dans ce domaine.

 

La nécessité pour le Port de diversifier ses activités, notamment sur l’import-export

La fragilité révélée des chaînes mondialisées et sa dépendance actuelle vis-à-vis des géants armateurs représente un risque économique important pour le Port, en plus de générer une volatilité sur les flux qu’il traite. Pour diminuer ce risque, le Port doit augmenter sa part de flux « captifs » et diversifier ses activités.

En exploitant son positionnement de porte d’entrée européenne, qui peut lui offrir un avantage compétitif de 1 voire 2 jours sur une livraison ou un envoi en comparaison à ses ports concurrents (Valence et Barcelone par exemple), le Port a largement le potentiel pour augmenter sa part de trafic liée à l’import-export, qui représente 350 000 camions / an actuellement [12], (à titre de comparaison, la ZAL du Port de Barcelone génère 10 fois plus de trafics aujourd’hui (plus de 1M de camions par an [13], pour 3 fois moins d’hectares).

Pour satisfaire cet objectif, le Port doit renforcer sa connectivité au reste du pays. Il mise pour cela sur l’amélioration de la ligne ferroviaire entre Algéciras et Madrid, pour l’instant non intégralement électrifiée et ne pouvant faire circuler des trains de plus de 450m de longueur, ainsi que sur le projet d’autoroute ferroviaire qui pourrait relier Algéciras à Saragosse [14].

Dans l’optique de diversifier ses activités, le Port souhaite également attirer de nouveaux chargeurs et opérateurs en leur proposant des surfaces, infrastructures et services (zones de stationnement, avitaillements énergétiques, activités tertiaires…) performants et garantissant une connexion optimale aux réseaux routiers et ferroviaires. Sur cet axe de développement du Port, la ZAL pourrait, là encore, jouer un rôle crucial.

 

Figure 4: Stockage de conteneurs de l’armateur Maersk, sur le Port d’Algésiras (Source : https://www.eleconomista.es/andalucia/noticias/10320994/01/20/El-Puerto-de-Algeciras-bate-su-ultimo-record.html)

 

Des premiers investissements déjà engagés

Ces ambitions pour un développement intégré du Port et de la ZAL se concrétisent déjà par des investissements réalisés sur la zone d’activité et partagés entre le gouvernement andalou, l’ADIF et le Port d’Algéciras.

Ces premiers investissements se concentrent pour l’instant sur 45 hectares du secteur San Roque. Ils visent à moderniser et développer l’embranchement ferré et le centre multimodal (41Md’€9) et à implanter de nouveaux services, dont une zone de stationnement PL et une station-service.

Il s’agit de premières briques d’un plan de développement prévu à plus long terme pour la ZAL, avec d’autres investissements à venir sur ce secteur et sur le reste de la zone d’activité.

 

Figure 5 : Plan du secteur « San Roque » (120 ha), secteur stratégique objet des premiers investissements programmés (Source : http://redlogisticadeandalucia.es/areas-logisticas/bahia-de-algeciras/ )

 

Conclusion : la planification à large échelle, au service d’un développement intégré de la logistique multimodale

En évaluant de façon intégrée les potentiels de développement du Port et de « sa » zone d’activité, la ZAL « Bahia de Algéciras » pourrait devenir un pôle logistique multimodal et un port sec d’envergure internationale, conformes à ses atouts et à la dimension du Port dont elle est la porte d’entrée.

Au-delà du lien entre le Port d’Algéciras et « sa » ZAL, l’étude d’opportunités de développement communes doit se réaliser à plus large échelle. Le Port sec d’Antequera, par exemple, initiative publique-privée en cours pour le développement sur 300 ha d’une zone d’activité à proximité du Port de Málaga [15], est un autre projet majeur pour le renforcement du réseau logistique et multimodal espagnol et européen. En s’appuyant sur la connexion ferroviaire existante entre le futur Port sec d’Antequera et la ZAL « Bahia de Algéciras » (liaison d’une centaine de kilomètres), il sera sans doute essentiel de garantir une complémentarité entre ces deux futurs pôles stratégiques, pour ne pas en faire des concurrents mais plutôt des polarités intégrées, s’appuyant mutuellement pour satisfaire, avec leurs Ports respectifs, la mise en œuvre de circuits logistiques résilients et vertueux.

Ce cas fait résonance aux difficultés actuelles rencontrées par les Ports maritimes français. Ceux-ci souffrent en effet de la compétition européenne et internationale, du fait notamment de l’absence d’une stratégie logistico-portuaire coordonnée de développement à long terme [16], intégrant le plan de développement des Ports nationaux avec celui d’infrastructures multimodales permettant de massifier et d’optimiser leur desserte. Au sein de cette stratégie, et pour garantir la connexion des Ports avec les réseaux d’infrastructures massifiés, le renforcement du couplage opérationnel, technique et commercial entre les Ports et leurs zones d’activités logistiques sera essentiel.

 

 

[1] https://www.puertos.es/es-es/estadisticas/RestoEstad%C3%ADsticas/anuariosestadisticos/Paginas/2020.aspx

[2] http://www.interempresas.net/Naves/Articulos/29651-Zal-Bahia-de-Algeciras-logistica-al-sur-del-sur-de-Europa.html

[3] Entretien avec José Luis Zambrana Martín, Directeur de la ZAL, le 28/01/2022

[4] https://www.puertos.es/es-es/estadisticas/RestoEstad%C3%ADsticas/anuariosestadisticos/Paginas/2020.aspx

[5] https://tmzaragoza.eu/

[6] Entretien avec José Luis Zambrana Martín, Directeur de la ZAL, le 28/01/2022

[7]  https://www.bfmtv.com/economie/fret-maritime-apres-l-explosion-des-prix-certains-transporteurs-plafonnent-leurs-tarifs_AN-202109140147.html#:~:text=%2B650%25.,en%20co%C3%BBte%20d%C3%A9sormais%207500%20dollars.

[8]  https://www.maritimenews.ma/marine-marchande-2/10015-les-previsions-de-benefices-pour-l-ensemble-de-l-annee-2021-sont-revues-a-la-hausse-grace-a-l-excellent-quatrieme-trimestre-de-maersk#:~:text=AP%20Moller%20%2D%20Maersk%20a%20annonc%C3%A9,pour%20le%20quatri%C3%A8me%20trimestre%202021

[9]  https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/12/23/les-grands-armateurs-en-passe-de-devenir-des-geants-mondiaux-de-la-logistique_6107130_3234.html

[10] https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/cma-cgm-soffre-colis-prive-et-simmisce-dans-la-bataille-du-dernier-kilometre-1383295

[11]  https://www.investinspain.org/es/noticias/2021/maersk-puerto-barcelona

[12] Entretien avec José Luis Zambrana Martín, Directeur de la ZAL, le 28/01/2022

[13]  https://elmercantil.com/2020/04/17/la-zal-de-barcelona-aumenta-el-trafico-de-vehiculos-pesados-durante-el-estado-de-alarma/

[14] https://www.elperiodicodearagon.com/economia/2021/04/16/camiones-podran-tren-zaragoza-algeciras-48473968.html

[15] https://puertosecodeantequera.fr/presentation/

[16] http://www.senat.fr/rap/r19-580-1/r19-580-1_mono.html

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